carnet noir n°60
/ septembre-octobre 2001 (extraits)
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Vendredi 28 septembre 2001 |
Et la poule est un renard...
Et le renard est une poule...
...une belle, mystérieuse et indécente poule.
Indécente, parce qu'elle montre beaucoup, presque tout, même
apparemment le plus intime, sans retenue. Mystérieuse, parce
qu'on ne sait pas exactement ce qu'elle cache en montrant tout ainsi;
ou plutôt on sent immédiatement qu'il y a un mystère,
dans le sens d'abord de quelque chose de voilé, de caché,
d'inconnu derrière l'apparence provocatrice, et aussi dans
celui d'un mystère initiatique, avec une initiation qu'on
pourrait recevoir dans la mesure où on y aurait accès.
En plus, cette poule a également l'apparence
d'une femme, celle d'une pisseuse aux cornes de cerf... « Ou
bien, y a-t-il là des cerfs, des cerfs dont les ramures se
confondent avec les branches de la forêt? A cette distance
on a vraiment l'impression de percevoir leurs mouvements derrière
les premiers arbres! » C'est ce que se demande la poule
à l'apparence de renard, inquiète et attirée,
en découvrant cette étrange présence juste
au moment où, après avoir traversé un grand
champ, elle
, il s'est retrouvé à une vingtaine
de mètres de l'entrée d'un bois, aimanté par
ce double mystère.
Elle..., il..., il faut bien dire qu'actuellement
il règne dans son être une grande confusion sur son
identité. Elle prend de plus en plus conscience qu'une multitude
de personnalités l'habitent avec, au centre quelque
chose
, quelqu'un, en somme
avec un centre inconnu et mystérieux
qui semble pouvoir toutes les réunir. Elle est la poule et
tantôt la poule, tantôt le renard ; et, parfois
aussi, le coq ou même les cerfs, avec l'impression que cette
énumération pourrait se poursuivre indéfiniment...
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Samedi 29 septembre 2001 |
Si la poule constate que sa personnalité
semble variable, interchangeable ainsi à l'infini, elle est
de plus en plus persuadée qu'il en est de même avec le
temps et l'espace, qu'elle ressent également comme variables
et discontinus. Elle s'aperçoit que le déroulement d'un
évènement peut utiliser ainsi plusieurs temps et plusieurs
espaces avec, qui plus est, la démultiplication des personnalités
des héros de son histoire.
Ainsi la poule, secrètement amoureuse
du Renard, en quittant son poulailler et son coq, en partant sur
des chemins aventureux, se retrouve au même instant - quoique
beaucoup plus tard (treize ans plus tard au calendrier officiel)
- devant ce bois dans la peau du Renard. Il faut savoir aussi que
celui-ci pris d'un pareil amour éperdu et contre nature pour
cette fameuse poule (il aurait eu honte de le révéler
à qui que ce soit), en voulant la rejoindre, se retrouve
subitement (et treize ans plus tard), dans la peau plumée
de cette poule avec cette posture mystérieuse et indécente,
juste à l'entrée du bois, le regard dirigé
vers ce grand champ de blé fauché.
Quelles ne sont pas leurs surprises respectives
que de se retrouver ainsi en train de s'observer soi-même,
yeux dans les yeux, comme dans un miroir, avec ce sentiment incroyable
d'être aussi l'autre!
« Allez vous y retrouver dans une
telle pagaille où l'identité, le temps et l'espace
paraissent à ce point inconstants, voire irréels! »
me direz-vous. Vous aurez raison, et c'est justement ce que se disent
à ce moment-là (est-on même sûr qu'il
s'agit de ce moment-là?) la poule et le Renard, et le Renard
et la poule, et même les cerfs et les arbres de la forêt,
et aussi le champ, et encore le blé fauché récolté
par le paysan, transformé par le meunier puis le boulanger
en ce pain complet, noir, que je viens d'acheter sur le marché
de Carouge.
Moi-même, je l'ai perçu très
nettement en mordant dans ce pain croustillant. Mais je ne pourrais
vraiment vous dire sil sagit juste dune pensée
qui m'est venue, ou si ce sont les blés avec lesquels a été
fait ce pain, ou peut-être les arbres de la forêt, ou
bien la poule et le Renard, ou les cerfs, ou tous ensemble qui me
l'ont susurré dans le creux de mes oreilles démesurément
grandes ouvertes ; En tous les cas, je suis sûr davoir
entendu ensuite, précisément et distinctement cette
phrase énigmatique: "Le présent est un présent!"
« Tiens! », pensai-je.
«Tiens! », pensa la
poule au corps de renard.
« Tiens! », pensa
le Renard au corps de poule.
« Tiens, j'avais oublié
cette phrase! Pourtant, en même temps, il y a en moi ce
sentiment de n'avoir jamais cessé d'y penser. »
« Mais, me direz-vous, entre
le penser et le vivre il y a le miroir de l'orée de
la forêt, le temps et l'espace, la poule et le Renard,
et tous les autres...! » Et vous aurez raison.
On vous rétorquera peut-être
qu'il ne suffit pas encore d'avoir cette belle pensée,
mais qu'il faut tenter de la dépasser, à chaque
pas sur le chemin, en actualisant ces présents.
Ce sera peut-être la
voix du serpent à plumes aux dessins magnifiques,
tellement fragiles et éphémères.
Il ne vous faudra alors absolument pas vouloir encadrer
lune de ses plumes quil aurait perdu en vous
parlant ou en en s'envolant par la fenêtre !
Il se peut, suivant les circonstances, le temps et l'espace,
que ce soit l'ouroboros, en plein recueillement, qui vous
aura aussi parlé. Avec un peu de chance, lun
ou lautre vous fera apparaître son autre face,
celle du bâton-oiseau-serpent qui donne sens et
direction. Vous pourrez alors le saisir dans votre main,
à condition d'accepter du fond de votre être
de faire avec lui le prochain pas, un nouveau pas sur
le chemin, transformant ainsi miraculeusement votre errance
infinie en pèlerinage.
A chaque pas, chaque fois que le pied
se pose sur la terre, le monde peut se créer à
nouveau et le fini rejoindre l'infini dans un instant
éternel.
Le présent est un présent!
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Dimanche 30 septembre 2001 |
Peut-on être quelque chose et son
contraire?
La poule inquiète se pose cette
question essentielle et existentielle depuis qu'elle a découvert
l'invraisemblable ambiguïté qui l'habite. C'est juste
au moment où elle s'est vue avec les yeux du Renard que toutes
les contradictions de son monde intérieur lui sont apparues
avec cette choquante évidence. Depuis, elle balance entre
douter sans cesse d'elle-même et chercher à comprendre
si, en définitive, il est possible d'être quelque chose
et son contraire:
« Suis-je à ce point anormale,
ou bien est-ce la pensée d'être faite d'un bloc monolithique,
d'être une entité d'une seule et unique pièce,
qui est une conviction illusoire? »
Se regarder soi-même en face avec les
yeux du Renard est pour elle une expérience bouleversante ;
D'autant plus que, comme chacun le sait, il possède
six yeux! Oui, trois pairs: Une première qui, comme celle
de tout un chacun, voit le monde tel qu'il parait être; puis,
au-dessus, une autre qui observe les influences du monde d'en bas;
et encore, au-dessous, une autre qui révèle toute
la dynamique du monde d'en haut. Tout ceci, pour ces yeux supplémentaires,
aussi bien dans la réalité extérieure que dans
les profondeurs de l'être.
Cette vue démultipliée déclenche
chez la poule une nausée à la limite du supportable.
On peut bien le comprendre, car c'est elle-même qu'elle découvre
dans cette triple dimension dont elle n'a jamais eu conscience.
Ce qu'elle voit lui donne d'abord un tel vertige, qu'elle en a la
tête complètement, et effectivement, retournée,
sens dessus dessous. Cest un renversement si profond que,
subitement, le mystérieux lui parait totalement indécent
et l'indécent bien mystérieux. C'est cette tête
de renard basculée à l'envers, et sa subversive observation
du monde, qui lui a provoqué ce haut le cur si puissant.
Elle se retrouve la tête basse, complètement inversée,
avec cette envie irrésistible de vomir, une nausée
qu'on peut aussi qualifier d'initiatique. En effet, en même
temps elle vient de réaliser dans ce retournement que ce
qui est en bas est comme ce qui est en haut et ce qui est en haut
est comme ce qui est en bas! Un véritable miracle de la chose
unique, cet un qui peut devenir deux. Et en plus, elle peut le voir
grâce à sa triple vue, ce deux qui est aussi à
l'évidence trois et, c'est bien sûr, que c'est grâce
à ce troisième que revient l'Un...
A ce moment-là, bien que dérangée
jusqu'au fond de ses entrailles, la poule illuminée se met
à repenser à son poulailler qu'elle a quitté
il y a tant de temps. Elle se souvient du moment où elle
entendait la Voix... Si on pouvait imaginer là-bas ce qui
se passe actuellement dans son esprit, ce n'est plus « Jeanne »
ou « Marie-jeanne » qu'on la nommerait mais
simplement « Marie la Prophétesse ».
A cette valorisante évidence, elle redresse le torse bien
plus haut que la tête.
Elle n'a pas perdu son côté
coq! » se dit au même instant le Renard dans sa
peau plumée en observant, avec ses simples yeux de
poule, la poule au corps de renard qui semble perdre la tête. »En
tout cas elle l'a réellement à l'envers... ça
me fait mal au cur de la voir ainsi! » En effet ;
la nausée révélatrice semble contagieuse d'un
côté et de l'autre du miroir, entre le dehors et le
dedans de la forêt. Il pense que cette envie de vomir lui
vient de sa nouvelle vue, univoque et simpliste, et il doit bien
admettre que tout se passe en amont dans la tête car son mal
de mer cesse juste au moment où monte à son bec cette
phrase énigmatique en constatant que ce qui est en bas est
ce qui est en haut et inversement: "Un devient deux, deux devient
trois et du troisième vient l'Un comme quatrième!"
Il se souvient alors de ses trois visions de Renard qui lui
permettent de voir le multiple derrière l'unicité
et l'unité dans la multiplicité. "Malgré
les apparences je suis toujours le Renard, le messager des Dieux
à la triple vue, trois fois grand... : grand, grand, grand..."
En réalité, même en incarnant cette poule indécente
et mystérieuse, il n'est rien de plus et rien de moins que
ce qu'il a toujours été : Le petit maître
du désordre! A cette idée, il bombe le torse.
« C'est étrange, constate
la poule en se scrutant elle-même de ses multiples yeux dans
le miroir de la forêt, je n'aime pas beaucoup le côté
coq que prend parfois mon image! Il faut que je fasse attention
à ne pas me prendre la tête ni pour ce que je ne suis
pas! Dans une telle confusion, il est vrai, ce n'est pas simple. »
Elle se dégonfle, et son torse retrouve sa taille normale. |
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Mardi 2 octobre 2001 |
Dans la forêt les cerfs sont là,
derrière chaque arbre. La poule à poils, face à
ce qu'elle prend pour son reflet, perçoit leur présence
tout autour d'elle. En effet, ils viennent de quitter la grande
plaine qui, grâce à leurs efforts, a repris vie. Les
deux grands troupeaux, l'un venant du nord, l'autre de l'est, s'étaient
d'abord rejoints en formant un immense Y vert au milieu de la terre
noire au sol craquelé où affleurait encore, par endroits,
la lave rouge en fusion. Peu à peu, grâce aux martèlements
répétés de leurs sabots fertiles, la plaine
dévastée est devenue verdoyante. |
A suivre |
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